Rudi Balling

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Le professeur Rudi Balling, directeur du Luxembourg Center for Systems Biomedicine (LCSB) à l'Université du Luxembourg.

En temps normal, les preuves scientifiques servent de base à de nouvelles hypothèses et innovations, et idéalement aussi aux décisions politiques. Tout ce processus était généralement réservé aux scientifiques et éventuellement aux hommes politiques ou à d’autres personnes intéressées. Mais pendant la pandémie de Covid-19, nous y sommes soudainement tous confrontés. Les scientifiques se retrouvent sous les feux de la rampe et chaque jour ou presque, des décisions politiques qui ont un impact énorme sur notre vie, sont prises sur base des preuves scientifiques actuelles.

Comment le virus se transmet-il? Plutôt via des aérosols ou plutôt par des frottis? Les masques sont-ils utiles ou n'est-ce pas encore prouvé scientifiquement? Pourquoi le vaccin AstraZeneca n'a-t-il pas été initialement recommandé pour les personnes âgées et maintenant c'est le contraire?

 

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Qu’est-ce que l’évidence scientifique ?

Chacun d’entre nous peut avoir un avis, le formuler comme une affirmation et essayer de l’étayer avec des arguments. Les scientifiques formulent eux-aussi des affirmations. Ils appellent cela une « hypothèse ». Mais en science, chaque affirmation doit être appuyée par ce que l’on appelle une évidence. Cela signifie qu’il y a des preuves qui ont été systématiquement enregistrées par des méthodes scientifiques reconnues et évaluées de façon critique – et qui appuient des hypothèses, aident à les affiner ou à les réfuter.

Cette recherche d’une évidence scientifique est un processus permanent qui fait partie du quotidien des scientifiques. C’est un processus de recherche de la vérité, la recherche d’un savoir garanti mais où la « vérité », ce savoir garanti, ne se préciserait que lentement. Et il est tout à fait possible de découvrir que sur certains points, les hypothèses étaient fausses et doivent être revues. Les évidences résultent en général d’un grand nombre d’études, orchestrées par différents scientifiques. Et la « vérité » est alors un consensus qui règne à une date X pour la majorité des scientifiques.  

L’évidence scientifique est donc une preuve empirique soutenant une certaine hypothèse. Parfois, ce sont les résultats d’une seule étude qui sont concernés, parfois ce sont les connaissances du moment, le consensus, qui se sont cristallisées après de nombreuses études. Aussi longtemps qu’il n’existe aucune preuve empirique à une hypothèse ou que celle-ci ne peut être apportée pour des raisons méthodologiques, les scientifiques soutiennent l’hypothèse la plus plausible sur base des connaissances dont ils disposent.

En période de pandémie, il est difficile de garder une vue d'ensemble et de comprendre tous les développements. Dans cet article, nous aimerions illustrer à l’aide d’exemples concrets issus de la pandémie de Covid comment de l'évidence scientifique est créée afin de mieux classer les déclarations des scientifiques et des contradictions (apparentes) - et pourquoi il est si difficile pour les chercheurs, les hommes politiques, les journalistes et le grand public de gérer cette évidence.

Pour ce faire, nous avons discuté avec le Prof. Rudi Balling, le directeur du Luxembourg Center for Systems Biomedicine à l’Université du Luxemburg.

 

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 propos de Rudi Balling

Rudi Balling, spécialiste en biologie du développement et généticien, est le directeur du Luxembourg Center for Systems Biomedicine (LCSB), un centre de recherche interdisciplinaire à l’Université du Luxembourg. De nationalité allemande, il a étudié l’alimentation à l’Université de Bonn en Allemagne et à la Washington State University, USA et a fait son doctorat en nutrition humaine à l’Université d’Aix-la-Chapelle en Allemagne.

À l’issue de ses travaux de recherche à l’Institut de Recherche Samuel-Lunenfeld à Toronto et aux Instituts Max-Planck à Göttingen et à Friburg, il a obtenu en 1993 le poste de directeur de l’Institut pour la génétique des mammifères au GSF à Munich. De 2001 à 2009, il a été directeur du Centre Helmholtz pour la recherche en infectiologie, à Braunschweig. En 2009, il est devenu le fondateur et directeur du LCSB de l’Université du Luxembourg.

De quoi résulte une évidence scientifique ?

Tout au début il y a toujours une question

Lorsque le Coronavirus s’est propagé au cours des premiers mois de l’année 2020, une question centrale s’est posée : comment le SARS-CoV-2 se transmet-il ? S’il s’agit principalement d’infections transmises par contact, la désinfection des mains et des surfaces serait une mesure de protection essentielle. Si le virus se transmet plutôt par gouttelettes, le masque pourrait offrir une protection. S’il se transmet par aérosols, il faudrait, en plus des masques, éviter les espaces intérieurs ou au moins, bien les aérer. Comme il s’agissait d’un nouveau virus, les scientifiques n’avaient pas encore de réponse à cette question.

Quand la littérature mène à une hypothèse

« Au début de la pandémie, il n’y avait aucune évidence, nous ne pouvions que spéculer sur base de nos connaissances d’autres virus similaires », déclare Rudi Balling. Les scientifiques ont fait ce qu’ils font toujours dans un premier temps lorsqu’une nouvelle question se pose : ils décortiquent la littérature scientifique et formulent des hypothèses – suppositions qui doivent ensuite être prouvées ou réfutées par des observations ou des expériences. « Nous avons supposé que cela se déroulait comme pour un rhume, principalement par transmission par contact et par gouttelettes. À cette époque, j’ouvrais toutes les portes avec mon coude afin d’éviter de contaminer mes mains », se souvient Rudi Balling.  

La collecte de données systématique apporte de nouvelles connaissances

« Il a fallu attendre longtemps avant de constater que le virus ne se transmet pas par contact mais principalement par un mélange de gouttelettes et d’aérosols. Cette évidence n’est apparue que grâce à des collectes de données systématiques », déclare Rudi Balling.  Selon lui, au Luxembourg, le programme du Large Scale Testing et le traçage des cas contacts aurait contribué à cette constatation, même si la collecte des données des clusters et des voies de transmissions n’était pas évidente. Bien entendu, des observations et études de corrélation faites dans les autres pays ont permis de faire des liens. « Cela prend du temps et nécessite d’analyser un nombre de cas important », déclare Rudi Balling. 

Nous ne connaissons que trop bien les décisions politiques prises sur base de ces nouvelles évidences : distanciation sociale, réduction des contacts par la fermeture des restaurants, cafés, magasins, écoles, studios de fitness, … et l’obligation si contraignante du port du masque.

L’évidence est un processus continu

L’évidence scientifique n‘est souvent qu’un consensus de la majorité des scientifiques qui règne à un moment donné. Il n’est donc pas inhabituel que les scientifiques changent d’avis ou de position. « L’évidence scientifique est un continuum, elle est constamment complétée par de nouvelles découvertes, affinée et parfois réfutée », explique Rudi Balling.

Ce qui est un processus normal pour les scientifiques peut être très déroutant pour la politique et la population. Il y a eu, par exemple, une incompréhension vis à vis de l’obligation du port du masque pendant la pandémie de Covid-19. Il a été dit au début : les masques ne servent à rien. Puis soudain : les masquent sont quand même utiles. La raison de ce changement de cap n’était pas un changement d’avis de la part des scientifiques ou des hommes politiques, mais était dû à deux choses : une nouvelle évidence concernant les voies de contamination et le consensus selon lequel l’utilisation des masques, considérée comme une mesure de protection parmi d’autres, pouvait être plus importante que l’inconfort ou le risque de dommages éventuels pouvant résulter du port du masque.

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Que faire s’il n’existe pas encore de preuves empiriques incontestables ?

Tant qu’il n’existe pas de preuves empiriques, la science s’appuie sur des hypothèses plausibles et possibles. Celles-ci peuvent parfois servir de base à des décisions politiques. Ces hypothèses ne sont toutefois pas infondées : au contraire, elles sont fondées sur des connaissances déjà disponibles et sur la littérature scientifique. Cela représente une partie de la recherche de l’évidence. Il arrive même parfois que la science ne puisse pas apporter de preuve formelle à une hypothèse, à cause de problèmes méthodologiques ou d’un dilemme dans la conception des études. Le thème du masque est un bon exemple pour l’illustrer. L’hypothèse est la suivante : si tout le monde porte des masques, cela peut contribuer à diminuer de manière significative la transmission du SARS-CoV-2 au sein de la population. Une preuve irréfutable ne pourrait être apportée qu’à travers une étude contrôlée dans laquelle une partie de la population porterait le masque et l’autre pas. Toutes les autres variables (répartition de l’âge et du sexe, contacts quotidiens, etc.) étant le plus égal possible. Ensuite, on observe quel groupe est statistiquement le plus contaminé, respectivement celui dans lequel le virus a été le plus transmis. Mais une telle étude est, d’un point de vue éthique et méthodologique, quasiment impossible à réaliser. Premièrement, il serait difficile de trouver deux groupes à la fois homogènes et représentatifs de toute une population. Mais il serait encore plus difficile de déterminer si la contamination ou la transmission au sein de ces groupes repose effectivement sur le port ou le non-port du masque. De plus, dans un pays dans lequel le port du masque est obligatoire, il serait inacceptable, d’un point de vue éthique, d’exposer consciemment un groupe de personnes à un risque élevé de se contaminer soi-même et de contaminer les autres avec le virus du SARS-CoV-2.

Ainsi, la science n’a jusqu’à présent pas pu fournir de preuve empirique directe qui confirmerait incontestablement la fonction de protection des masques – et ne pourra probablement jamais en fournir. Il existe toutefois une évidence scientifique qui appuie cette hypothèse. Selon certaines études, les masques peuvent retenir les aérosols. Il existe également des expériences positives faites lors d’autres pandémies dans différents pays, selon lesquelles l’obligation du port du masque a permis, entre autres, de maîtriser l’épidémie de SARS-CoV-2. Il existe aussi des analyses de certaines stratégies qui pourraient l’atténuer. L’évidence peut donc résulter non d’une preuve empirique directe mais d’un puzzle de preuves indirectes. Ceci explique le consensus concernant le thème des masques : ils apportent une aide en tant qu'une mesure de protection parmi d’autres.

« Le rôle des aérosols fait lui-aussi toujours l’objet de recherches », souligne Rudi Balling. « Selon les dernières études, ils peuvent rester dans l’air pendant des heures. Entre-temps, des architectes et des ingénieurs participent aussi à cette étude et analysent par exemple la façon dont les aérosols se répandent dans les immeubles. »

Quelles difficultés comportent la crise du Covid pour les scientifiques ?

Le facteur temps et les incertitudes

Il faut donc un certain temps pour que l’évidence se précise. En temps normal, les chercheurs ont ce temps à leur disposition. Toutefois, dans la crise actuelle, le temps leur échappe constamment. Les politiciens et la population doivent donc prendre certaines décisions sur base d’évidences entachées d’incertitudes ou incomplètes. Les décisions prises pendant la crise du Covid-19 sont donc souvent associées à l’évaluation d’un certain risque.  

« Les scientifiques peuvent dire ‚Je ne sais pas‘ », déclare Rudi Balling. L’ignorance représente une majeure partie de leur quotidien et ils cherchent constamment de nouvelles évidences, un nouveau savoir, la vérité. Ils ne communiquent et ne discutent pas seulement entre eux d‘éventuelles incertitudes ou des forces et faiblesses de leurs études, mais dans la crise actuelle, ils les partagent également souvent avec le grand public. Rudi Balling ajoute : « les hommes politiques n’ont souvent pas cette habitude des incertitudes et doivent pourtant prendre des décisions. La population voit les deux côtés et la peur apparaît. C’est ainsi que peut rapidement survenir un sentiment de méfiance. »

Selon Rudi Balling, nous devons faire face, dans la situation actuelle, à un dilemme : « la science a besoin de temps mais les décisions politiques, quant à elles, ne peuvent pas attendre.  Et la population n’a pas le temps non plus et se considère comme une victime. »

Protection des données et transparence

Un autre problème auquel se trouvent confrontés les chercheurs, et pas seulement les chercheurs luxembourgeois, est l’accès aux données des instances sanitaires. Pour permettre une modélisation du nombre de cas, des données de très bonne qualité et bien annotées résultant des tests, du Contact Tracing et des cliniques sont très importantes, déclare Rudi Balling.

« Au début, il n’existait tout simplement aucun pipeline numérisé pour l’échange des données avec les instances sanitaires », précise Rudi Balling, « et aujourd’hui encore il est toujours difficile pour nos chercheurs d’accéder à des données précises. » Une des raisons à cela est la protection des données. Rudi Balling indique ici un dilemme éthique supplémentaire : « En temps normal, la protection des données a des limites. Mais doivent-elles être également respectées en temps de crise ? Ou doit-on faire de petits compromis pour permettre de trouver plus rapidement des solutions à la crise ? »

Echange avec les personnalités politiques

Rudi Balling souhaiterait, de manière générale, plus d’échanges entre la science et la politique – dans les deux sens. « Plus d’échanges avec les hommes politiques, du feedback et de la transparence seraient des éléments importants pour créer une base de confiance et collaborer de façon optimale », déclare Rudi Balling.  

Dans ce contexte, il prend comme exemple l’évidence concernant le rôle des enfants dans la pandémie. Au début ce n’était pas clair : sont-ils menacés ? Sont-ils vecteurs de la maladie ? En mai 2020, il résume l’évidence scientifique suivante avec la pédiatre Isabel de la Fuente de la Kannerklinik au CHL dans un Policy Brief. Sa conclusion à l‘époque: les enfants peuvent se contaminer et être porteurs du virus, ils sont toutefois souvent asymptomatiques et bien moins menacés de développer des formes graves que les adultes et, surtout, les personnes âgées. « Des données fiables sur la prévalence, l’immunité collective ou la dynamique de la pandémie de Covid-19 chez les enfants au Luxembourg n’étaient pas disponibles », souligne Rudi Balling. Ces données sont cependant importantes pour établir la base de décisions politiques dans le domaine des soins de santé des enfants. C’est pourquoi les scientifiques et les pédiatres ont recommandé d’effectuer une étude sur la prévalence des enfants au Luxembourg.  Mais elle n’a pas été menée. Rudi Balling ne sait toujours pas pourquoi. « Il nous serait utile de savoir sur quelle évidence scientifique se basent les décisions politiques ».

Problèmes de communication

Les scientifiques peuvent, eux-aussi, améliorer leur communication. Le vaccin AstraZeneca apporte certainement suffisamment matière à discuter. Pour rappel : après avoir brièvement interrompu à deux reprises les études cliniques, le vaccin a obtenu une autorisation provisoire mais n’était d’abord pas recommandé pour les plus de 65 ans. Les personnes âgées ont tout de même été vaccinées avec ce vaccin et maintenant, certains pays ne l‘injectent plus du tout ou uniquement à des personnes de plus de 60 ans – car chez les personnes plus jeunes, quelques cas très rares de thromboses de sinus veineux se sont avérés suite à la vaccination.

« Dans de tels cas, on a toujours agi selon le principe de précaution », déclare Rudi Balling. Il aurait été juste d’arrêter l’étude, respectivement la vaccination, afin de vérifier si les observations peuvent être mis en lien de causalité avec le vaccin et d’évaluer à nouveau le rapport bénéfices-risques du vaccin. 

« Dans ce cas précis, la communication a échoué », reconnaît Rudy Balling. « En ce qui concerne l’évidence scientifique, rien n’a mal tourné », assure-t-il, « mais les raisons qui ont poussé à prendre chaque décision n’ont pas été communiquées de façon convaincante ». Il est compréhensible que naisse de la méfiance au sein de la population. Rudi Balling voit cela comme un dilemme de la communication : « D’un côté il est important de communiquer de façon transparente, et d’un autre côté très peu de personnes arrivent à mesurer les risques, ce qui peut entraîner un sentiment de peur vis-à-vis de la vaccination ».

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Pourquoi le Vaxzevria n’était, au début, pas recommandé aux personnes de plus de 65 ans ?

Balling l’explique : « La raison pour laquelle le vaccin Astrazeneca n’était d’abord pas recommandé aux personnes de plus de 65 ans est tout simplement qu’il n’y avait aucune donnée concernant la tolérance et l’efficacité du vaccin pour cette tranche d’âge car elle n’était pas comprise dans les études cliniques. »

Pourquoi le Vaxzevria n’a pas été testé sur les plus de 65 ans lors des essais cliniques ? Ils représentent pourtant un groupe à risque qui est maintenant vacciné en priorité ? Rudi Balling donne deux raisons à cela : „Premièrement, les chercheurs essaient de comparer des groupes qui soient le plus homogène possible dans les études cliniques. Si la variance au sein d’un groupe est faible, les chercheurs ont une plus grande chance de déterminer une efficacité causale, et cette variance est la plus faible chez des personnes jeunes, en bonne santé et sans comorbidités, c’est à dire sans autre maladie. « Entre-temps de nombreuses études s’éloignent de cette configuration, déclare Rudi Balling : « il faut également regarder les situations telles qu‘elles sont dans la vie réelle mais répartir les résultats par tranche d’âge lors de l’évaluation, et pas simplement prendre une valeur moyenne. » Et la deuxième raison ? « Deuxièmement, des conclusions importantes sont arrivées trop tard : notamment le fait que les personnes âgées étaient celles qui étaient principalement touchées par des formes graves et mortelles de la Covid-19, », explique Rudi Balling. Au début de la pandémie, les chercheurs ont souvent fait la comparaison avec la pandémie d’Influenza de 1918 (la grippe espagnole) et ils ont supposé que la Covid-19 toucherait aussi principalement les jeunes. Ce qui, par la suite, s’est révélé être faux. « Le développement du vaccin a déjà commencé en janvier 2020 et les premiers essais cliniques étaient déjà en cours avant qu’il ne soit clair que les personnes âgées étaient les principales victimes de la Covid-19 », déclare Rudi Balling.  

Après l’autorisation de mise sur le marché, certains pays ont quand même décidé de vacciner les personnes âgées avec l’AstraZeneca et ont constaté que le vaccin fonctionnait très bien chez les individus âgés. On s’attendait plutôt au contraire », déclare Rudi Balling « on croyait que le vaccin ne serait pas si efficace chez les personnes âgées à cause de leur système immunitaire affaibli. »

Tu trouveras ci-dessous l’opinion de Rudi Balling concernant les rares cas de thromboses de sinus veineux observés avec le Vaxzevria.

Quelles erreurs peuvent survenir lors de l’évaluation d’évidences scientifiques ?

Quelle que soit la façon, bonne ou mauvaise, dont communiquent les scientifiques, ce n’est pas toujours facile pour des non-initiés d’interpréter leurs avis. Voici les erreurs les plus fréquentes qui peuvent survenir lors de l’évaluation d’évidences scientifiques.

« Finger pointing » et le paradoxe de la prévention

« On ne devrait pas pointer quelqu’un du doigt. Nous faisons tous des erreurs », souligne Rudi Balling. Il cite un exemple : « les spécialistes en modélisation de la Covid-19 Task Force au Luxemburg avaient la plupart du temps vu juste lors de leurs prévisions du nombre de cas. Mais il est arrivé une fois qu’ils se trompent, lors de la deuxième vague en mai/juin 2020 – le nombre de cas n’a alors pas augmenté comme prévu. Et cela a suffi pour que les gens disent : tout ce qu’ils prévoient est complètement faux. »

Mais même quand ils voient juste, les gens aiment dire : oui, c’était prévu comme ça de toute façon. Ou c’est le paradoxe de la prévention qui entre en jeu. Des mesures sont prises pour enrayer l’épidémie et la population change de comportement – le nombre de cas reste stable ou chute et les gens disent : ce n’était finalement pas si terrible que ce que les scientifiques avaient prévu.

Une communication insuffisante des risques basés sur des évidences

Continuons avec l’exemple de la modélisation. Les scientifiques de la Task Force ont communiqué leurs nombres de cas pendant un certain temps avec des incertitudes, ce qui correspond à un scénario probable, optimiste et pessimiste. En plus, ils ont prévu une projection à court terme et une projection à long terme. « Modéliser des scénarios épidémiologiques est très difficile, il existe un grand nombre de facteurs qui peuvent influencer l’évolution du nombre de cas », déclare Rudi Balling, « Cela s’applique particulièrement aux projections à long terme. » Les modélisations ne sont donc pas des prophéties mais simplement des projections qui peuvent aider les hommes politiques dans leurs prises de décisions.

Selon Balling, les journalistes devraient impérativement communiquer les incertitudes liées aux évidences scientifiques disponibles et ils devraient aussi être capables de fournir une évaluation sensée des risques. « Que signifie le fait que nous ayons 10% de probabilité pour que le scénario le plus pessimiste ait lieu ? Que se passera-t-il s’il a lieu ? Comment le préparer ? À partir de quel moment est-ce justifié de fermer les écoles ? La culture de chaque pays joue bien évidemment un rôle important mais cela pose problème à partir du moment où les médias sont constamment à la recherche de gros titres et sont incités par les taux de clics. »

Selon Rudi Balling, c’est encore pire dans les réseaux sociaux : « certains influenceurs sont payés au nombre de clics. Certains publient tous les trois mois le même article de Retraction Watch car cela leur rapporte un taux élevé de clics. Il s’agit là d’un problème éthique. »

Note de la rédaction : Retraction Watch est un blog qui signale des publications scientifiques qui ont été retirées – que ce soit par les auteurs eux-mêmes ou par les magazines spécialisés dans lesquels les articles ont été publiés.

Opportunisme politique

Pendant la crise du Covid, les personnalités politiques doivent prendre des décisions presque quotidiennement sur base d‘évidences scientifiques qui sont souvent encore très hétérogènes ou teintées d’incertitudes. « Les hommes politiques choisissent aussi parfois ce qui est approprié à leur agenda politique », déclare Rudi Balling. Il fait référence à un projet dans lequel beaucoup d’énergie a été investie l’été dernier : le développement resp. l’adaptation d’une application de Tracing Corona pour le Luxembourg. Le gouvernement s’est finalement prononcé contre – peut-être aussi parce qu’une application de traçage des contacts n’a pas sa place dans un concept libéral, pense Rudi Balling.

Trop grande attention portée à des rapports de cas particuliers et à des évènements rares

Une autre erreur fréquente : selon Rudi Balling, aussi bien les hommes politiques que les journalistes se laissent trop influencer par des rapports de cas particuliers ou d’évènements rares.

Tout d’abord il cite comme exemple le syndrome ressemblant à la maladie de Kawasaki chez les enfants infectés qui a causé des inquiétudes peu avant la réouverture des écoles. « Il s’agit d’une maladie systémique très rare qui peut toucher des enfants atteints d’une infection virale comme l’est aussi la Covid-19, à travers le monde entier, dans environ 9 cas sur 100.000 et cette maladie peut en règle générale être bien soignée avec des médicaments. Selon la pédiatre Isabel de la Fuente de la Kannerklinik au CHL, il y a environ 5 cas de syndrome de Kawasaki par an chez les enfants avec une infection grippale au Luxembourg. L’année dernière, il y a eu moins de cas de Kawasaki liés à la grippe mais environ le même nombre lié à la Covid-19 et tous ont pu être soignés. Mais dans les médias, ces quelques cas de Kawasaki au Luxembourg ont fait l’objet d’une attention disproportionnée. »

Il cite également comme exemple actuel les très rares cas de thromboses en rapport avec un taux bas de plaquettes qui le plus souvent apparaissent dans les deux semaines suivant la vaccination avec le vaccin AstraZeneca – particulièrement chez les femmes de moins de 60 ans (1 à 2 cas sur 100.000 femmes en Allemagne). « Au début ce ne sont que des rapports de cas particuliers, une évidence fondée n’est avérée qu‘après une collecte de données systématique. Cela permet de comprendre à quelle fréquence l’évènement a lieu et s’il existe un lien de causalité. », déclare Rudi Balling. Il faut alors comparer : l’évènement rare observé apparait-il plus souvent chez les personnes vaccinées qu’il n’apparaitrait par hasard sous des conditions normales (donc chez des personnes non-vaccinées) dans la population ? Entre-temps, les agences européennes et britanniques du médicament sont arrivées à la conclusion que les thromboses observées sont un effet secondaire « possible » et « extrêmement rare » de la vaccination avec le vaccin d'AstraZeneca. Elles doivent donc être indiquées dans la liste des effets secondaires possibles. Ils estiment qu’en moyenne, environ une personne sur 200.000 - 250.000 pourrait être victime d’une telle thrombose rare. Ils considèrent le bénéfice de l‘utilisation du vaccin toujours plus élevé que les risques potentiels - sauf pour les moins de 30 ans, pour qui le risque de développer une forme grave de la Covid-19 est extrêmement faible.

Placer les recommandations au même niveau que les évidences scientifiques

Est-ce qu’une conclusion de l’Agence Européenne du Médicament (AEM) est une évidence scientifique ? « Non », déclare Rudi Balling, « les recommandations de l’AEM ne sont pas une évidence mais elles reposent généralement sur des évidences et représentent donc une aide digne de confiance pour la population. » Des institutions telles que l’AEM ou la STIKO ne peuvent exprimer que de courtes recommandations. Les personnalités politiques doivent ensuite prendre des décisions permettant de protéger les minorités tout en satisfaisant la majorité. « Comment protéger chacun tout en protégeant aussi la population entière ? Cela représente souvent un dilemme éthique. Ici, un dialogue avec des spécialistes de l’éthique peut se révéler très utile », selon Rudi Balling.

Conclusion

Les évidences scientifiques sont des constatations issues de la recherche. À l’aide de méthodes systématiques et d’évaluations critiques, les scientifiques essaient pas à pas de trouver des réponses à certaines questions - ou au moins d’appuyer leurs hypothèses. Ce processus nécessite du temps et plusieurs études. Ainsi, une évidence scientifique n’apparait que lentement. Et cette évidence peut constamment se développer, se compléter et s’affiner - et, le cas échéant, être aussi à nouveau réfutée.

La science à un point donné X se déplace donc souvent dans une zone grise. L’évidence scientifique est souvent teintée d’incertitudes et n’est pas toujours en mesure de donner des réponses définitives. Lors de débats publics qui se basent (ou devraient se baser) sur l’évidence scientifique, cela peut poser problème. Les scientifiques ne peuvent pas toujours dire si quelque chose est blanc ou noir. Mais les décisions politiques et individuelles sont considérées ou décrites comme étant blanches ou noires, sur base des estimations fournies par les scientifiques.

Pour les scientifiques, il serait important de communiquer plus clairement sur ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas et de définir quelles incertitudes accompagnent l’évidence la plus actuelle. Pour les hommes politiques, les journalistes et les individus, il serait important de toujours prendre en compte toutes les informations disponibles et de prendre des décisions sur base de probabilités. C’est précisément ce qui est difficile pour des non-scientifiques.

Dans les deux cas, la communication scientifique peut se révéler être une aide pour construire des ponts et fournir des classifications.

Auteur: Michèle Weber (FNR)
Éditeurs: Jean-Paul Bertemes (FNR), Sabine Schmitz (LCSB)

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