
AdobeStock/Gorodenkoff
Des chercheurs du monde entier travaillent au développement d’ordinateurs quantiques puissants.
Avec MeluXina, le Luxembourg dispose d’un superordinateur classé dans le top 50 des 500 machines les plus rapides au monde. MeluXina-AI doit suivre et préparer le Grand-Duché aux technologies d’intelligence artificielle de demain. À titre d’exemple, MeluXina est en mesure d’effectuer quelque 18 000 milliards d’opérations de calcul par seconde. Il faudrait plus de 45 000 ordinateurs classiques pour arriver au même résultat. Mais une nouvelle technologie rivale s’apprête à entrer en jeu : les ordinateurs quantiques. Ils devraient surpasser de loin les ordinateurs classiques les plus rapides dans plusieurs applications clés. Ces ordinateurs ne se démarqueront pas uniquement par un simple gain de vitesse. Ils sont censés déclencher une véritable révolution. Mais tous ces éloges sont-ils fondés ? Que sont exactement les ordinateurs quantiques ? Quand seront-ils disponibles ? Et quels bouleversements entraîneront-ils ?
Nous avons rassemblé ici pour vous les réponses à ces questions – et à bien d’autres encore – sur l’informatique quantique. Nous avons aussi demandé à Florian Kaiser, spécialiste des technologies quantiques au Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST), de nous livrer son analyse.

En bref : l’informatique quantique
- Étant donné que les ordinateurs classiques vont bientôt se heurter aux limites de la physique, les ordinateurs quantiques pourraient offrir une solution pour les tâches exigeant une puissance de calcul élevée.
- Les ordinateurs classiques fonctionnent à l’aide de minuscules connecteurs. Les ordinateurs quantiques, quant à eux, font appel à des particules individuelles, telles que les atomes, les ions, les photons ou les circuits supraconducteurs.
- Les bits classiques n’existent que dans l’un des deux états définis, tandis que les bits quantiques peuvent adopter les deux états simultanément – et une multitude d’états entre les deux.
- Des phénomènes quantiques, tels que la superposition et l’intrication, permettent aux ordinateurs quantiques de traiter de vastes quantités de données que les ordinateurs classiques ne sont pas en mesure de traiter.
- Le cœur d’un ordinateur quantique a souvent une apparence très futuriste. Les systèmes quantiques doivent être isolés de leur environnement, par exemple dans une chambre à vide ou un réfrigérateur très froid capable de descendre à des températures proches du zéro absolu.
- Les ordinateurs quantiques sont des spécialistes et non pas des outils généralistes. Quand bien même ils deviendraient un jour plus compacts et plus robustes, ils ne se substitueront ni aux ordinateurs portables ni aux smartphones. Au lieu de cela, ils pourraient fonctionner comme une unité de calcul supplémentaire dans des systèmes classiques.
- À l’heure actuelle, les ordinateurs quantiques sont encore en phase de développement. Il n’existe pas encore d’applications concrètes à ce jour. Des exemples laissent toutefois penser que des avancées rapides sont à prévoir dans des domaines comme la chimie ou la science des matériaux.
- En effet, les ordinateurs quantiques ont le potentiel de révolutionner d’innombrables aspects de notre vie. L’intelligence artificielle, la médecine, la logistique ou la recherche fondamentale n’en sont que quelques exemples.
- Pour l’instant, les ordinateurs quantiques ne représentent pas une menace pour la sécurité des mots de passe, mais cela pourrait changer à l’avenir. C’est pourquoi les chercheurs prennent déjà des mesures pour garantir un « avenir sûr face aux menaces quantiques ».
- Les ordinateurs quantiques sont sensibles aux perturbations, difficiles à déployer à grande échelle et nécessitent des mécanismes de correction d’erreurs complexes.
- Beaucoup de pays investissent aujourd’hui dans le domaine de l’informatique quantique, notamment les États-Unis, la Chine, l’UE et le Canada.
Pourquoi les ordinateurs quantiques suscitent-ils autant d’intérêt ?
Les ordinateurs classiques ont atteint un niveau de développement impressionnant. Aujourd’hui, ils existent sous la forme de montres intelligentes, de smartphones, d’ordinateurs de bureau ou portables, ou encore de superordinateurs occupant des laboratoires entiers. Ils sont indispensables au fonctionnement d’Internet, sont essentiels à tout travail de bureau, prédisent la météo pour les jours à venir et aident les chercheurs à percer les mystères de la nature. Mais ils commencent peu à peu à atteindre leurs limites. Pourquoi ? Les lois de la physique imposent des limites à la miniaturisation des puces informatiques conventionnelles, ce qui freine l’augmentation de leur puissance. Les applications dans les domaines de la science et de l’intelligence artificielle exigent toujours plus de puissance. La solution pourrait venir des ordinateurs quantiques, qui reposent sur un principe totalement différent de celui des ordinateurs classiques.
Qu’est-ce qu’un ordinateur quantique et en quoi se distingue-t-il d’un ordinateur classique ?
Avant de se plonger dans l’univers des ordinateurs quantiques, il faut d’abord comprendre comment fonctionnent les ordinateurs classiques. Ces derniers contiennent des puces constituées de milliards de minuscules connecteurs électroniques, qui laissent passer le courant électrique ou le bloquent. Il n’y a donc que deux états possibles : marche ou arrêt. Zéro ou un. Il s’agit de la plus petite unité d’information utilisée dans notre technologie actuelle : le bit. Ce dernier constitue la base du système informatique binaire et permet une grande efficacité de calcul. Plus on place de ces micro-connecteurs sur une puce, plus on accroît la capacité de calcul. L’ordinateur devient plus rapide. Mais on ne peut pas réduire indéfiniment la taille de ces connecteurs.
Infobox
Les ordinateurs classiques reposent sur le modèle de la machine de Turing. Il s’agit d’un modèle mathématique dans lequel le processus de calcul s’effectue étape par étape (de manière séquentielle). Un état succède donc à un autre (de manière linéaire). Pratiquement tous les ordinateurs actuels adoptent par ailleurs l’architecture de von Neumann. Dans ces appareils, le processeur (CPU), la mémoire vive (RAM) et les périphériques d’entrée et de sortie (clavier, souris, écran, etc.) sont des composants distincts. Ils communiquent en permanence via un système de bus commun. Cette structure fonctionne de manière fiable depuis des décennies, mais atteint ses limites face à des tâches extrêmement complexes.
À noter : les ordinateurs classiques traitent les données de manière linéaire et séquentielle.
Les ordinateurs quantiques fonctionnent différemment. Ils ne reposent pas sur des connecteurs, mais sur des particules individuelles, à savoir des atomes, des ions ou des circuits supraconducteurs.
Infobox
- Les atomes sont les minuscules particules qui constituent tout – les êtres humains, les animaux, l’air, l’eau et les roches. Un atome est constitué d’un noyau (formé de protons et de neutrons) entouré d’une couche d’électrons qui orbitent autour du noyau.
- Un ion est un atome (ou une molécule) qui a trop ou pas assez d’électrons. S’il a un excès d’électrons, il est chargé négativement. En revanche, quand il a moins d’électrons, il est chargé positivement.
- Les circuits supraconducteurs sont constitués de matériaux spéciaux capables de conduire l’électricité sans résistance à basse température. Dans cet état, le courant peut circuler sans perte d’énergie – le courant ne se transforme pas en chaleur ou en friction.
Ces particules obéissent aux lois de la mécanique quantique. Autrement dit, elles ne se limitent pas à l’état 0 ou 1 comme un bit classique, mais peuvent adopter les deux états en même temps. Ce phénomène est connu sous le nom de superposition. Et c’est lui qui rend le bit quantique, ou qubit, si particulier. Il permet au bit quantique de manipuler simultanément un nombre bien plus important d’informations. Ce n’est que quand on mesure le qubit qu’il fige définitivement son état sur la valeur 0 ou 1 et qu’il abandonne son état indéterminé de la superposition. Les ordinateurs quantiques font aussi appel à un autre phénomène : l’intrication. Ce phénomène permet d’associer plusieurs qubits, qui se comportent alors comme une seule entité, même s’ils sont séparés par une grande distance. Ce principe ouvre la voie à une toute nouvelle forme de calcul. Bien entendu, il faut d’abord générer des qubits, par exemple en capturant des atomes ou des ions individuels. Et il faut les guider, par exemple à l’aide de micro-ondes ou d’impulsions laser. Tout cela est loin d’être simple, comme nous le verrons plus tard.
« Ces cinq dernières années, la recherche et le développement ont connu des avancées incroyables. Dans des expériences précédentes, on ne pouvait généralement faire fonctionner que quelques systèmes quantiques à la fois. Mais aujourd’hui, presque toutes les approches technologiques parviennent à faire fonctionner simultanément au moins plusieurs dizaines à une centaine de systèmes. C’est une étape très importante vers le déploiement à grande échelle. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Infobox
La mécanique quantique s’intéresse à l’univers de l’infiniment petit, c’est-à-dire au comportement des atomes, des électrons ou des photons. Et dans cet univers, les lois diffèrent de celles de la physique classique : des particules peuvent ainsi être présentes à plusieurs endroits en même temps. C’est ce qu’on appelle la superposition. Et elles peuvent s’influencer mutuellement de manière instantanée, même si elles sont séparées par une grande distance. C’est ce qu’on appelle l’intrication. Un autre concept central est la dualité onde-corpuscule. Ce principe stipule que les objets quantiques peuvent se manifester à la fois comme des particules et comme des ondes, selon la manière dont on les mesure. Ces phénomènes en apparence contradictoires ont été confirmés par un grand nombre d’expériences et servent de fondement à l’informatique quantique.
À noter : dans le monde quantique, l’état normal est la probabilité et non pas la certitude. C’est pourquoi les ordinateurs quantiques effectuent des calculs parallèles et probabilistes (avec des probabilités). Florian Kaiser ajoute : « De ce fait, les résultats d’ordinateurs quantiques doivent souvent être plutôt considérés comme de « très bonnes pistes de solutions », qui sont ensuite vérifiées par un ordinateur classique. La vérification est toutefois souvent bien plus simple que l’élaboration d’une proposition de solution. Prenons un exemple :
Le nombre 667 peut être décomposé en deux nombres premiers. Mais, trouver ces deux nombres premiers est une tâche laborieuse. En revanche, il est très facile de vérifier si l’opération 23 × 29 = 667 est correcte.
Pourquoi les ordinateurs quantiques sont-ils si puissants et peuvent-ils vraiment tout calculer plus rapidement ?
La superposition et l’intrication permettent à un ordinateur quantique d’effectuer un très grand nombre de calculs en parallèle. Si l’on souhaite, par exemple, connaître l’itinéraire le plus rapide pour se rendre à son café préféré, les ordinateurs classiques calculent toutes les possibilités de manière séquentielle. Aujourd’hui, cette tâche est déjà très rapide. Mais les ordinateurs quantiques sont encore plus rapides. Ils calculent tous les itinéraires possibles simultanément. La puissance de calcul en est augmentée de manière exponentielle. Il est vrai que, dans le cas de notre exemple avec le GPS, cela n’a pas beaucoup de sens. Par contre, si l’on souhaite calculer tous les jours les itinéraires les plus efficaces sur le plan énergétique pour de grandes entreprises de logistique, la situation est toute autre. Dans le monde scientifique aussi, il existe aujourd’hui des simulations complexes qui demandent une grande puissance de calcul. Par exemple, dans le domaine de la recherche sur les matériaux ou de la biologie. Enfin, l’armée et les services de renseignement s’intéressent à des outils rapides capables de casser des systèmes de chiffrement et des codes.
Infobox
Certains systèmes physiques, chimiques ou biologiques – comme les molécules, les atomes ou les matériaux – obéissent aux lois de la mécanique quantique. Si l’on souhaite simuler de tels systèmes, par exemple pour prédire les propriétés de nouveaux matériaux ou l’effet de nouveaux médicaments, on se heurte rapidement aux limites des ordinateurs classiques. En effet, ils doivent calculer séparément l’état de chaque particule. Avec environ 50 particules en interaction, la capacité de mémoire des superordinateurs actuels est déjà saturée. Les ordinateurs quantiques, en revanche, sont en mesure de reproduire directement de tels systèmes. Car eux-mêmes fonctionnent selon les lois de la mécanique quantique. Ainsi, la simulation de nouveaux matériaux pour les supraconducteurs ou de médicaments puissants pour lutter contre les maladies rares se rapproche ainsi davantage de la réalité, tout en gagnant en rapidité.
La factorisation consiste à décomposer de grands nombres en leurs nombres premiers. Ainsi, 15 devient 3 fois 5. C’est un jeu d’enfant tant que les nombres sont relativement petits. Pour des nombres très grands qui comportent des centaines de chiffres, en revanche, la tâche devient extrêmement complexe. C’est précisément pour cette raison qu’on utilise cette factorisation dans les méthodes de chiffrement. Quand on ne connaît pas la clé, il faut factoriser les grands nombres « à la main ». Et cette opération prend tellement de temps avec les ordinateurs actuels que les procédés sont considérés comme sûrs. Mais c’était sans tenir compte des ordinateurs quantiques. Ces derniers sont capables non seulement de décomposer de très grands nombres en nombres premiers, mais aussi de casser, ce faisant, les méthodes de chiffrement actuelles.
Imaginez que vous recherchez un élément précis dans une liste non ordonnée de 1 000 entrées. Pour cette tâche, un ordinateur classique a besoin en moyenne de 500 tentatives. Un ordinateur quantique qui utilise l’algorithme de Grover ne nécessite idéalement qu’environ 32 essais. Ce chiffre équivaut à la racine carrée du nombre total d’entrées dans notre liste. Même si, à première vue, cela peut sembler assez peu impressionnant, avec d’énormes quantités de données, l’effet se traduit par une accélération spectaculaire. Voici le principe : grâce à la superposition et à l’amplification ciblée de la bonne solution, l’algorithme quantique « explore » simultanément de nombreuses possibilités.
Les ordinateurs quantiques ne sont toutefois pas une version améliorée des ordinateurs classiques. Leur mode de fonctionnement est différent et ils sont donc destinés à des usages complètement différents. Pour des tâches très complexes qui sont difficiles à résoudre avec la logique informatique classique, ils offrent des avantages. Beaucoup d’outils du quotidien, comme le traitement de texte, les tableurs ou les applications web, n’en tirent toutefois aucun bénéfice. En d’autres termes, pour les usages courants, les ordinateurs quantiques ne constituent pas la solution, ni aujourd’hui ni à l’avenir.
« À l’avenir, nous ne serons pas directement en contact avec les ordinateurs quantiques dans notre vie de tous les jours. Cependant, grâce à Internet, cette technologie nous sera utile pour de nombreux problèmes d’optimisation. Pour ne citer que deux exemples : en médecine personnalisée ou pour optimiser une stratégie d’investissement. »
Dr Florian Kaiser, LIST
À quoi ressemblent les ordinateurs quantiques ? Et seront-ils intégrés prochainement dans nos smartphones ?
En tapant « ordinateur quantique » sur Google, on tombe sur toutes sortes d’images. Certaines montrent des structures dorées multicouches rappelant une pièce du vaisseau Enterprise ou un lustre futuriste. Sur d’autres, on aperçoit une structure qui ressemble à une grande bouteille isotherme blanche ou à un chauffe-eau. Les deux perspectives sont correctes. Elles ne montrent que des points de vue différents sur la technologie la plus avancée du moment, à savoir les circuits supraconducteurs.

Le prototype de l'ordinateur quantique d'IBM tel que exposé à la CES 2018. Photo par Lars Ploughman via Wikimedia Commons. Source originale: Flickr.
Le « lustre » constitue l’élément central de nombreux ordinateurs quantiques. Il s’agit d’un enchevêtrement filigrane de conduites de refroidissement et de commande abritant les qubits fragiles. Ceux-ci doivent fonctionner à des températures proches du zéro absolu, soit juste au-dessus de 0 Kelvin ou −273,15 °C. Cette température est inférieure à celle que l’on trouve dans l’espace. C’est pourquoi un dispositif de refroidissement complexe est nécessaire. La chambre cryogénique blanche et cylindrique est conçue à cette fin. Elle constitue donc simplement la coque extérieure.
Et dans notre quotidien, qu’est-ce que cela implique ? Nos téléphones portables seront-ils bientôt équipés d’ordinateurs quantiques ? La réponse, en un mot : non. Les ordinateurs quantiques sont des spécialistes et non pas des outils généralistes. Quand bien même ils deviendraient un jour plus compacts et plus robustes, ils ne se substitueront ni aux ordinateurs portables ni aux smartphones. Ils pourraient fonctionner comme une unité de calcul supplémentaire dans les systèmes classiques; comme les processeurs graphiques optimisés que l’on trouve aujourd’hui dans les ordinateurs, les consoles de jeu ou les smartphones. Les spécialistes parlent alors d’un processeur quantique. Les centres de calcul pourraient ainsi résoudre des tâches complexes, tandis que le reste fonctionnerait de manière classique.
« Il existe entre-temps aussi plusieurs start-up, comme Quantum Brilliance, qui développent des processeurs graphiques très économes en énergie qui fonctionnent à température ambiante. Même si la mise sur le marché n’est pas encore pour demain, ce serait une façon d’intégrer des processeurs quantiques dans les ordinateurs portables et les téléphones. Il faut se le représenter comme les derniers processeurs d’IA qui exécutent déjà aujourd’hui des tâches d’IA localement sur un ordinateur portable sans connexion Internet. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Infobox
CPU (Central Processing Unit) : unité centrale de traitement d’un ordinateur classique. Cette unité contrôle la plupart des programmes et exécute des opérations de calcul générales. On l’appelle souvent simplement « processeur ».
GPU (Graphics Processing Unit) : processeur graphique qui est situé sur une carte graphique séparée ou intégré au processeur. Ce composant a été conçu à l’origine pour afficher les images plus rapidement. Mais il sert aujourd’hui aussi à des applications d’intelligence artificielle.
FPU (Floating Point Unit) : composant spécial au sein du processeur. Cette unité est en mesure d’effectuer des opérations avec des nombres décimaux à une vitesse remarquable. C’est important, par exemple, pour les simulations, les rendus 3D ou les applications scientifiques.
QPU (Quantum Processing Unit) : composant qui pourrait un jour devenir l’unité de calcul d’un ordinateur quantique. Cette unité traiterait alors les informations à l’aide de qubits. Intégrée dans des ordinateurs classiques, elle pourrait un jour accomplir des tâches, comme la simulation complexe ou la factorisation.
Dans quels domaines les ordinateurs quantiques sont-ils déjà utilisés aujourd’hui et à partir de quand joueront-ils un rôle dans notre quotidien ?
Les ordinateurs quantiques sont considérés comme une technologie d’avenir prometteuse, mais ils n’en sont encore qu’à leurs débuts. La plupart des systèmes existants appartiennent à la génération NISQ (Noisy Intermediate-Scale Quantum). Certains fonctionnent parfois déjà avec un nombre relativement important de qubits, mais ils restent assez sujets aux erreurs et ne conviennent donc, pour l’instant, qu’à des démonstrations en laboratoire.
S’il est vrai qu’ils permettent déjà de réaliser des simulations simples de molécules ou de résoudre des problèmes d’optimisation mathématique, leur utilité pratique dans la vie quotidienne n’a pas encore été mise en évidence. Beaucoup de ces simulations servent surtout à démontrer certaines capacités des processeurs quantiques, et non pas à résoudre de vrais problèmes.
Selon de nombreux experts, il est impossible aujourd’hui de prédire de façon fiable quand les ordinateurs quantiques auront des applications pratiques dans la recherche ou la vie courante. Ce n’est qu’avec la prochaine génération – les ordinateurs quantiques tolérants aux erreurs – qu’il sera possible de mettre en œuvre l’ensemble des algorithmes quantiques et d’atteindre les avantages du quantique promis. Ces appareils devraient calculer de façon beaucoup plus stable et protéger efficacement leurs qubits contre les perturbations. Actuellement, le taux d’erreur des systèmes à un seul qubit est encore compris entre 1 sur 1 000 et 1 sur 1 million et doit être encore réduit, y compris pour les systèmes à grand nombre de qubits.
Des sociétés comme IBM travaillent précisément sur de tels systèmes et ont publié des plans de développement concrets à cet effet. Selon la feuille de route actuelle d’IBM, des applications pratiques sont attendues au plus tôt pour les années 2030.
« Je suis convaincu que les ordinateurs quantiques joueront un rôle important dans notre quotidien, mais ce n’est pas pour demain ni après-demain. Avant qu’ils puissent nous aider, dans quelques décennies, à développer de nouveaux médicaments, matériaux ou processus logistiques efficaces, il faudra de la patience, de la recherche – et il est possible que certaines percées inattendues accélèrent considérablement le développement. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Comment l’informatique quantique pourrait-elle changer le monde dans les décennies à venir ?
De manière radicale. En effet, les ordinateurs quantiques ont le potentiel de révolutionner d’innombrables aspects de notre vie. En voici quelques exemples :
#IA : en optimisant les réseaux neuronaux et en les entraînant plus rapidement, les ordinateurs quantiques peuvent créer de nouveaux modèles d’IA encore plus performants. Et le tout avec une consommation énergétique bien moindre.https://www.hpcqs.eu/news/hpcqs-shares-perspectives-for-sustainable-quantum-computing-in-white-paper
#développementdemédicaments : en simulant en un temps réduit des molécules et des réactions chimiques à l’échelle atomique, les ordinateurs quantiques peuvent accélérer le développement de médicaments et faire progresser la médecine personnalisée.
#optimisation : l’optimisation de systèmes complexes, tels que les itinéraires maritimes ou routiers, les réseaux électriques transnationaux ou les chaînes d’approvisionnement mondiales peut parfois prendre des années avec les ordinateurs actuels. Les ordinateurs quantiques accomplissent ces tâches en quelques secondes, un facteur déterminant dans notre monde dynamique actuel. Cela permet en outre d’économiser des ressources et d’accroître considérablement la durabilité.
#recherchesurlesmatériaux : batteries efficaces, supraconducteurs avancés, semi-conducteurs à faible consommation d’énergie – le progrès technologique est avide de nouveaux matériaux. Aujourd’hui, leurs propriétés sont souvent déterminées au moyen d’expériences de laboratoire complexes. Les simulations permettent cependant de le faire beaucoup plus rapidement. Et les ordinateurs quantiques accélèrent encore considérablement ces simulations.
#sécuritédelacommunication : il est vrai que des ordinateurs quantiques suffisamment avancés pourraient casser sans effort nos systèmes de chiffrement actuels. Mais ils rendent également possible le chiffrement quantique. Cette méthode permet aussi bien aux autorités publiques qu’aux entreprises de communiquer de manière extrêmement sécurisée.
#science : comme les ordinateurs quantiques sont très performants pour gérer d’immenses systèmes d’équations, ils sont parfaitement adaptés pour des applications nécessitant une grande puissance de calcul, comme les modèles météorologiques et climatiques ou la recherche fondamentale dans les domaines de la physique, la chimie et la biologie.
« En effet, les applications potentielles des ordinateurs quantiques sont extrêmement prometteuses pour accompagner l’humanité vers un nouvel avenir. Aujourd’hui, la théorie a au moins une longueur d’avance sur les expériences. Mais l’importance indiscutable et considérable des ordinateurs quantiques pour l’humanité justifie aussi les investissements privés et publics actuellement très élevés qu’on observe aujourd’hui. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Mes cartes de crédit et mots de passe seront-ils toujours en sécurité quand les ordinateurs quantiques feront leur apparition ?
Oui, pour le moment, les mots de passe et les cartes de crédit sont en sécurité. En effet, les ordinateurs quantiques existants sont loin d’être assez puissants pour casser les systèmes de chiffrement courants comme le RSA ou l’ECC. Mais, en théorie, le risque qu’ils y parviennent un jour est réel. Dès que des ordinateurs quantiques puissants seront opérationnels, ils pourraient en peu de temps compromettre bon nombre des standards de sécurité actuels, y compris ceux qui protègent les cartes bancaires, les opérations bancaires en ligne et les communications chiffrées.
Des chercheurs du LIST sont des membres fondateurs du projet phare européen en technologies quantiques Quantum Internet Alliance, qui a réalisé des progrès significatifs depuis 2017 pour rendre l’Internet en Europe résistant au quantique.
Et à l’Université du Luxembourg, des chercheurs mènent un projet pour protéger LuxTrust contre les menaces liées au risque quantique.
Infobox
Les procédés de chiffrement « traduisent » les données importantes en un charabia illisible à l’aide de méthodes mathématiques. Seule la personne qui détient la bonne clé peut reconvertir les données dans leur forme originale. Le chiffrement asymétrique (tel que le RSA, pour Rivest-Shamir-Adleman) repose sur l’utilisation d’une paire de nombres. L’un de ces nombres est la clé publique, connue à la fois par l’expéditeur et le destinataire. Il est possible que cette clé publique tombe entre les mains d’un pirate informatique. L’autre nombre est la clé privée, connue uniquement par l’expéditeur. Le processus est sécurisé dans la mesure où un pirate devrait décomposer de très grands nombres en nombres premiers, ce qui constitue un défi majeur et chronophage pour les ordinateurs actuels. Des ordinateurs quantiques puissants, associés à l’algorithme de Shor, toutefois, viendraient facilement à bout de cette tâche.
Dans le cas du chiffrement symétrique (comme l’AES, pour Advanced Encryption Standard), l’expéditeur et le destinataire utilisent la même clé. Les procédés mathématiques utilisés rendent le déchiffrement de ces données particulièrement chronophage. Un ordinateur quantique qui utilise l’algorithme de Grover pourrait accélérer ces tentatives, sans toutefois parvenir à casser totalement le chiffrement.
Afin de préparer les systèmes de demain, les chercheurs se penchent aujourd’hui déjà sur la cryptographie post-quantique. Ces recherches visent à développer des processus mathématiques qui opposent une résistance significative aux capacités des ordinateurs quantiques. Le National Institute of Standards and Technology (NIST) aux États-Unis a déjà défini une première norme qui est censée être utilisée pour les certificats ou les systèmes de messagerie.
À noter : pour les données à protéger uniquement pendant quelques années, les ordinateurs quantiques ne représentent pas encore de problème de sécurité immédiat, mais ils accélèrent grandement la transition vers de nouveaux systèmes de chiffrement.
Nous ne serions pas les seuls concernés en tant que personnes privées. Ce sont surtout les gouvernements, les services de renseignement et les entreprises qui sont en état d’alerte. Pourtant, il n’est pas seulement question des secrets à venir. En effet, il est déjà possible aujourd’hui d’intercepter des données chiffrées et de les « garder au chaud » jusqu’à ce qu’il soit possible de les décrypter à l’aide d’ordinateurs quantiques. Ce principe s’appelle « Harvest now, decrypt later » (stocker maintenant, déchiffrer plus tard).
Mais il y a aussi de bonnes nouvelles. Des chercheurs du monde entier travaillent à une communication résistante au quantique. L’un des éléments clés est la cryptographie post-quantique. Elle fait appel à de nouvelles procédures de chiffrement mathématique pour lesquelles aucun algorithme quantique efficace n’est connu à ce jour. L’avantage de ces procédures est leur compatibilité directe avec un grand nombre d’appareils que nous utilisons actuellement. Dans ce domaine, plusieurs normes officielles ont déjà été définies, une étape importante vers une mise sur le marché.
Le procédé de chiffrement le plus sûr à ce jour est la méthode du masque jetable. Ce procédé est le seul protocole sûr au sens mathématique : il résiste à tous les ordinateurs, classiques comme quantiques, même dans un futur lointain. Il exige toutefois impérativement une intrication quantique entre les utilisateurs. Aujourd’hui, cette méthode fonctionne déjà plutôt bien en laboratoire, et de premiers pas vers la commercialisation ont été franchis. La technologie reste toutefois trop coûteuse à ce jour et trop lente pour un usage privé. Des chercheurs du LIST développent toutefois de nouveaux procédés de fabrication afin de réduire considérablement les coûts. Par ailleurs, des chercheurs de l’Université du Luxembourg testent des appareils commerciaux actuels et développent les logiciels nécessaires à la cryptographie post-quantique ainsi qu’aux futurs réseaux reposant sur l’intrication quantique.
Infobox
La décomposition de grands nombres en nombres premiers demande énormément de temps aux ordinateurs classiques. C’est pourquoi, pour les opérations bancaires en ligne, les messages électroniques ou les signatures numériques, la majorité des systèmes de chiffrement modernes repose sur des procédés comme le RSA. Pour casser une clé de 2 048 bits (soit un nombre à 617 chiffres), un ordinateur actuel aurait besoin de plusieurs milliards d’années. Sur un ordinateur quantique idéal, l’algorithme de Shor y parviendrait en quelques heures, voire quelques minutes. En théorie. Car pour ce faire, il faudrait sans doute entre 10 millions à 100 millions de qubits . On est donc très loin des quelques centaines de qubits réalisés à ce jour. Mais la simple possibilité d’un tel scénario influence déjà fortement la recherche sur la cryptographie résistante au quantique.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées lors du développement d’ordinateurs quantiques ?
Les ordinateurs quantiques sont réputés pour leur puissance extrême. Mais leur développement est loin d’être simple. En effet, les qubits sont extrêmement sensibles. De simples perturbations par la chaleur, des champs magnétiques, des vibrations du cristal ou même des photons isolés peuvent suffire à dérégler leurs états quantiques. Ce phénomène s’appelle la décohérence, et c’est l’un des plus grands obstacles au développement d’ordinateurs quantiques stables.
Le passage à grande échelle est un autre obstacle. Les systèmes actuels fonctionnent avec seulement quelques dizaines à quelques centaines de qubits. C’est uniquement à partir de plusieurs milliers ou millions de qubits que ces systèmes deviennent réellement intéressants. Pour l’instant, ce n’est pas encore à notre portée. Car plus on ajoute de qubits, plus il devient difficile de les interconnecter de façon fiable et de les contrôler.
Et même avec des qubits stables, des erreurs continuent de se glisser dans les calculs. Il faut donc des mécanismes de correction d’erreurs. Ils utilisent des qubits supplémentaires pour corriger des erreurs ponctuelles. Concevoir et intégrer ces systèmes suppose toutefois d’augmenter encore une fois le nombre de qubits d’un facteur cent à mille, ce qui représente un défi de taille.
« Le passage à grande échelle reste un défi majeur. Mais d’immenses progrès ont été réalisés au cours des cinq dernières années. Le nombre de qubits a sensiblement augmenté sur toutes les plateformes. Les premiers systèmes ont déjà pu mettre en œuvre des protocoles de correction d’erreurs à petite échelle. Grâce à des analyses ciblées des matériaux, nous avons enfin pu mieux comprendre l’origine de la décohérence dans nos systèmes. Des projets ciblés de recherche sur les matériaux nous permettent désormais d’initier les étapes cruciales d’amélioration des matériaux. »
Dr Florian Kaiser, LIST
A-t-on besoin de logiciels particuliers pour les ordinateurs quantiques ?
Oui, il faut de tout nouveaux logiciels ! Étant donné que les ordinateurs quantiques ont un mode de fonctionnement complètement différent de celui des ordinateurs classiques, on ne peut pas simplement y faire tourner des programmes ou des applications standards. Il faut des algorithmes quantiques spécifiques qui exploitent directement les propriétés des qubits, comme la superposition et l’intrication.
Des langages de programmation dédiés ont déjà été développés à cet effet, comme :
- Qiskit (d’IBM), basé sur Python
- Cirq (de Google), spécialement conçu pour les processeurs quantiques
- Q# (de Microsoft), conçu pour fonctionner avec .NET
Ces outils de développement sont actuellement principalement destinés aux chercheurs et aux développeurs. Ici aussi, le développement doit suivre la montée en maturité des technologies.
« Beaucoup de ces offres logicielles sont déjà relativement avancées, bien structurées et très bien documentées. On n’a pas vraiment besoin de connaissances préalables dans le domaine de la technologie quantique pour commencer. C’est aussi une étape importante pour former les programmeurs de demain. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Quelles entreprises ou quels pays sont les leaders de la recherche quantique ?
L’informatique quantique est perçue comme une technologie clé pour l’avenir. C’est pourquoi les gouvernements, les grands groupes et les start-up investissent dans ce domaine. Aux États-Unis, on peut citer des acteurs majeurs comme IBM, Google, Microsoft et Intel. Des programmes de soutien nationaux se chiffrant en milliards apportent l’élan nécessaire. Dans ce contexte, la recherche est étroitement liée à l’industrie et à l’armée.
La Chine investit aussi des sommes colossales dans la recherche et le développement dans ce domaine. La République populaire met l’accent principalement sur la communication quantique, la cryptographie quantique et le développement de son propre matériel. La Chine a déjà pu démontrer avec succès le premier chiffrement quantique par satellite.
Avec le programme Quantum Flagship, l’Union européenne regroupe les efforts de différents États européens comme le Luxembourg, l’Allemagne, la France ou les Pays-Bas. Des entreprises comme Bosch, Siemens, Infineon, AQT, IQM et PASQAL mènent également des recherches sur l’informatique quantique.
Le Canada est un pionnier dans ce domaine. L’entreprise D-Wave, basée au Canada, développe et fabrique de premiers ordinateurs quantiques destinés à un usage commercial. Et des universités comme l’Université de Waterloo mènent des recherches fondamentales très développées dans ce domaine.
D’autres pays comme le Japon, l’Australie et la Corée du Sud investissent désormais massivement dans l’informatique quantique et rattrapent leur retard.
« En Europe, nous restons à l’avant-garde de la recherche sur les technologies quantiques. En revanche, la transition des technologies numériques de la recherche vers le marché s’avère plus difficile. Dans le domaine des ordinateurs quantiques, nous avons pris un peu de retard. En ce qui concerne la communication résistante au quantique, les prochaines années montreront si l’Europe peut transformer sa position de leader académique en force industrielle. »
Dr Florian Kaiser, LIST
Auteur : Kai Dürfeld (pour scienceRELATIONS - Communication scientifique)
Édition: Michèle Weber et Jean-Paul Bertemes (FNR)
Traduction : Nadia Taouil (www.t9n.lu)
Infobox
https://luxembourg.public.lu/de/investieren/innovation/meluxina-superordinateur-utilisation.html
https://physik-erkenntnisse-perspektiven.de/199/
https://www.rohde-schwarz.com/de/unternehmen/magazine/how-to-control-a-qubit_256450.html
https://www.youtube.com/watch?v=cWf1OUVUObw
https://pro-physik.de/nachrichten/komplexe-materialien-schneller-simulieren
https://exoswan.com/quantum-computer-visual-guide
https://www.youtube.com/watch?v=JWf_g_ForGk
https://www.nature.com/articles/s41467-023-41217-6
https://www.fz-juelich.de/de/aktuelles/news/meldungen/2024/doppelt-nachhaltige-quantencomputer
https://www.hpcqs.eu/news/hpcqs-shares-perspectives-for-sustainable-quantum-computing-in-white-paper
https://quantuminternetalliance.org
https://de.wikipedia.org/wiki/One-Time-Pad
https://zid.univie.ac.at/it-security/kryptografie/hintergrundwissen-zur-kryptografie/
https://quantum-journal.org/papers/q-2021-04-15-433/
https://www.nature.com/articles/s41586-025-08739-z
https://uwaterloo.ca/institute-for-quantum-computing/